« Ce soir, pour la première fois de notre histoire, nous allons faire grève chez les Big Three » déclarait le 14 septembre le dirigeant de la centrale syndicale des ouvriers de l’automobile, l’UAW (United Auto Workers), Shawn Fain. Le vendredi 15, à minuit, alors que le contrat -l’équivalent d’une convention collective- venait d’expirer, 12 700 travailleurs débrayaient dans 3 usines d’assemblage, une pour chaque compagnie, à Wentzville (Missouri) pour GM, à Toledo (Ohio) pour Stellantis et à Wayne (Michigan) pour Ford, 3 sur près de 70. La grève décidée par 97 % des 150 000 syndiqués à l’appel de la direction du syndicat, la première dans le secteur depuis 2019, exige de nouveaux contrats de travail collectifs pour les 4 années à venir.
Une grève qui frappe les Big 3 en même temps constitue une première historique qui renvoie à la combativité des grèves avec occupation des années 30 qui donnèrent naissance à l’UAW, une combativité dont Shawn Fain, le nouveau secrétaire général de l’UAW, se veut l’incarnation en réponse à la colère ouvrière.
« Nous sommes debout et le monde nous regarde ! », sa déclaration au début de la grève sonne fort mais la politique de la bureaucratie syndicale l’est moins. Son « Nous sommes debout » fait référence à sa stratégie, la « grève debout », « Stand Up Strike », en réalité une stratégie d’une grande prudence. Seuls 12 700 travailleurs sur 150 000 étaient en grève la première semaine dans seulement trois usines. Il s’agirait de ménager les forces sans exclure la possibilité d’une grève totale mais cette politique laisse la majorité des ouvriers au travail, sans contrat, face au patronat prêt à tout pour pallier aux conséquences de la grève et intimider les travailleurs. Déjà tombent des sanctions, des menaces de licenciements…
Le mécontentement de nombre d’ouvriers devant l’attentisme de l’UAW a contraint Shawn Fain à lancer, le 21 septembre, une sorte d’ultimatum : « Nous n’allons pas attendre indéfiniment pendant qu’ils font traîner les choses en longueur et nous n’allons pas perdre notre temps. J’ai été clair avec les trois grands constructeurs à chaque étape et je vais l’être à nouveau. Si nous ne faisons pas de progrès sérieux d’ici vendredi midi, d’autres sections locales seront appelées à se mobiliser pour se joindre à la grève. » Et vendredi midi, la grève s’est étendue à 38 centres de distribution de pièces détachées de General Motors et de Stellantis, situés dans vingt Etats mais qui ne représentent que 5600 grévistes nouveaux.
« À profits records, contrat record »
La grande majorité des travailleurs ont voté pour la grève et se reconnaissent dans les revendications portées par l’UAW : une hausse de 46 % des salaires sur les quatre années à venir, le retour de l’allocation compensatrice de l’inflation (COLA), à laquelle ils avaient renoncé en 2007 sous la pression du patronat, les 32 heures sans perte de salaire, la fin du statut dérogatoire (« tiers », accepté lors des contrats précédents) que connaissent les nouveaux embauchés et les intérimaires, payés bien moins que leurs collègues et ne bénéficiant pas de la même retraite ni de la même couverture médicale. Les nouveaux embauchés n’ont pas le statut d’« auto workers » et sont utilisés pour faire pression sur les anciens. Les travailleurs temporaires de GM commencent à 16,67 dollars et terminent à 20 dollars, soit la moitié de ce que gagnaient les travailleurs il y a cinquante ans.
Au cours des vingt dernières années, le salaire moyen dans l’automobile a diminué de 30 %, en tenant compte de l’inflation. Ces reculs, les sacrifices consentis par les ouvriers, notamment suite à la crise de 2008, ont financé les 250 milliards de dollars de bénéfices réalisés par les « trois grands » ces dix dernières années. En 2022, GM, Ford et Stellantis ont réalisé ensemble 77 milliards de dollars de bénéfices bruts et affichent 21 milliards de dollars de profits au premier semestre 2023.
Marry Barra, la présidente de General Motors, s’est octroyée une hausse de salaire de 34 % entre 2019 et 2022 et a gagné 28,9 millions de dollars en 2022, soit 630 fois le salaire moyen d’un ouvrier de l’automobile, mais elle affirme que si elle se plie aux revendications de l’UAW, l’entreprise fera faillite. Des propos qui ne peuvent être ressentis que comme un camouflet insupportable, un encouragement à l’extension de la grève...
La possibilité de changer le rapport de force
Selon les sondages, les trois quarts des Américains soutiennent les revendications et la moitié d’entre eux approuve la grève. Le contexte est favorable au mouvement qui pourrait ouvrir la possibilité d’imposer un recul aux Big Three et à Wall Street qui craignent que ne se déclenche un mouvement d’ensemble de la classe ouvrière.
De ce point de vue la stratégie ciblant chaque groupe mais à une petite échelle en espérant que le patronat cédera sans qu’il soit besoin d’aller vers une généralisation de la grève et en gardant intacte la caisse de grève estimée à 850 millions de dollars, désarme la combativité alors que la grève n’a que peu d’impact sur la production et que les stocks de véhicules chez les concessionnaires dépassent un mois.
Cette stratégie est censée donner aux négociateurs un maximum de moyens de pression et de marges de manœuvre dans les tractations, en réalité elle laisse le temps au patronat d’adopter sa propre stratégie sans être sous la pression de la généralisation de la grève. Wall Street voit, pour le moment, la grève sans trop d’inquiétude.
La frustration semble grande dans les usines continuant à travailler parce que ceux qui y travaillent font partie des 97 pour cent qui ont voté pour la grève. Cet attentisme risque aussi de décevoir les travailleurs des vastes chaînes d’approvisionnement, les travailleurs des usines de pièces, qui font partie intégrante du processus de production ainsi que toutes celles et ceux qui regardent avec espoir la grève.
« Et si nous avons besoin de tous faire grève, nous le ferons », avait prévenu Shawn Fain, pour beaucoup il semble que le moment soit venu.
Biden obligé de soutenir la grève et surtout la direction de l’UAW
La popularité du mouvement a poussé Biden à reprendre le discours de l’UAW. « Les profits records, a-t-il déclaré, n’ont pas été partagés équitablement, à mon avis, avec ces travailleurs. […] Les travailleurs méritent une part équitable des bénéfices qu’ils ont contribué à créer pour une entreprise. »
L’UAW souhaite que Biden exerce une pression sur les entreprises en s’appuyant sur les prêts et subventions de plusieurs milliards de dollars qui leur sont offerts pour construire des usines de batteries électriques au nom de la transition écologique. La Maison Blanche voudrait en même temps gagner le vote des travailleurs sans contrarier le patronat qui fait pression sur le gouvernement pour éviter toute concession aux salariés d’un secteur aussi important que l’automobile qui pourrait jouer un rôle de locomotive dans les luttes ouvrières.
L’UAW, en tant que syndicat puissant, est essentiel à la réussite de la campagne politique de Biden d’autant que ce dernier a besoin de contrer l’influence de Trump au sein d’une fraction de la classe ouvrière et que, jusqu’à présent, l’UAW n’a pas officiellement soutenu sa candidature. L’aile gauche du parti Démocrate a les mains plus libres. Ainsi à l’occasion du meeting organisé le premier jour de la grève par l’UAW, Bernie Sanders était présent pour soutenir la grève, « le combat de l’UAW contre la cupidité capitaliste est le combat de chaque Américain. [...] Il est temps pour vous de mettre fin à votre cupidité et de traiter vos salariés avec le respect et la dignité qu’ils méritent. Il est temps de s’asseoir et de négocier une convention équitable. Ce que nous voyons dans l’industrie automobile est ce que nous voyons dans l’ensemble de l’économie. L’avidité au sommet, la souffrance de la classe ouvrière et les gens qui en ont assez. » La même politique que celle de Shawn Fain qui vise à convaincre le grand patronat de plus de justice...
Face à la régression sociale, renouveau des luttes de classes
Cette grève s’inscrit dans le contexte des mobilisations ouvrières aux États-Unis. Le sentiment croissant de colère dans la classe ouvrière est un symptôme du clivage de classe qui grandit. Il s’exprime contre l’enrichissement massif des milliardaires et l’augmentation importante des inégalités, alors qu’une partie de la classe ouvrière voit sa situation se dégrader de jour en jour.
Le monde du travail cherche les moyens de rompre cette folie d’une machine qui produit toujours plus d’inégalités et de misère. Elle a besoin pour cela de s’émanciper des appareils réactionnaires des partis démocrates et républicains pour avoir sa propre politique de classe. C’est aussi l’issue de la grève qui est en jeu et dépend, quant au fond, de l’émergence d’un mouvement de la base pour la généralisation et la coordination de la lutte et le refus de la politique de la direction du syndicat qui, aussi combative soit-elle, ne considère les ouvriers que comme une masse de manœuvre et non les acteurs conscients de leur propre lutte.
A travers le renouveau des luttes de la classe ouvrière aux USA comme dans le monde se forge aussi la conscience de la nécessité de renverser tout ce système et d’en instaurer un où la satisfaction des besoins sociaux, et non le profit privé déterminera la marche de l’économie.
Il y a un sentiment grandissant qu’une réorganisation fondamentale de la société devient indispensable. La capacité d’inverser le rapport de force, d’imposer des reculs, dès maintenant, au grand patronat dépend de la profondeur de cette prise de conscience, de la capacité des travailleurs à se donner leur propre parti.
Une première victoire des travailleurs de l’automobile américain serait un grand pas en avant au-delà des frontières. Leur combat est le nôtre, un espoir, une perspective...
Yvan Lemaitre