La guerre en Ukraine, loin d’être une guerre locale dont la folie grand-russe de Poutine serait seule responsable, s’inscrit dans l’évolution des rivalités entre grandes puissances et constitue un tournant dans l’évolution des rapports internationaux. Elle contribue à attiser rivalités et tensions, provoque une escalade belliciste et accentue la militarisation du monde. Elle ouvre sans retour en arrière possible un processus de décomposition des relations internationales fondées sur la domination des USA et des vieilles puissances impérialistes, c’est-à-dire à une mondialisation de la guerre. Faut-il parler de la menace d’une troisième guerre mondiale comme on peut souvent le lire ?

Tout dépend de ce que l’on entend par là. Convoquer l’histoire en prédisant une apocalypse dont Hiroshima et Nagasaki étaient les préludes tout en menaçant le prolétariat de cette terrible sanction s’il ne l’empêche pas, est stérile. Cela aveugle plutôt que d’ouvrir les consciences aux possibilités réelles et concrètes que le monde du travail, les exploités puissent s’opposer à cette marche à la guerre et de travailler à élaborer une politique pour l’ensemble du mouvement ouvrier révolutionnaire.

La référence à une troisième guerre mondiale renvoie, inévitablement, aux deux premières, aux années 30, une analogie historique qui domine le mouvement trotskyste, la menace du fascisme, la menace d’une troisième guerre mondiale intégrée dans une vision catastrophiste du marxisme, indissociable du moralisme militant volontariste. Cette compréhension est tout aussi erronée, d’une certaine façon, que celle qui reprend à son compte le retour à la guerre froide.

L’histoire n’est pas un éternel recommencement ni l’analogie une analyse, et assimiler l’expérience du passé n’est pas être dominé par lui.

Les analogies peuvent éclairer une question à condition de ne pas pratiquer des copier/coller ni de plaquer mécaniquement sur la réalité de vieux concepts, comme l’impérialisme, plutôt que d’appliquer la méthode critique du marxisme, historique et matérialiste, comprendre les évolutions en cours et leurs conséquences.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur ce que l’historien Hobsbawm appelait « le court XXème siècle » mais de prendre en compte les événements et processus de la lutte de classes qui ont changé la base du monde : les révolutions coloniales, l’effondrement de l’URSS, la mondialisation et la révolution technologique, l’émergence de nouvelles grandes puissances, les BRICS, et le développement de relations d’interdépendance économique.

Le monde dit bipolaire de la guerre froide a cédé la place à l’instabilité d’un monde multipolaire, un impérialisme multipolaire si on peut dire, incertain, qu’aucune grande puissance n’est aujourd’hui en mesure de réguler. Bien au contraire, les USA sont devenus le principal facteur d’instabilité et de guerre par leur politique, que Bush avait engagée pour élargir et affirmer leur domination mondiale, puis après leur échec, maintenir leur hégémonie. Et l’on ne peut mécaniquement assimiler les nouvelles puissances capitalistes comme la Chine, la Russie, l’Inde aux vieilles puissances impérialistes, même s’il n’est pas en soi gênant de qualifier leur politique expansionniste d’impérialiste à condition de ne pas se limiter à ça ni de subir la pression de la propagande officielle prompte à dénoncer les nouveaux impérialismes. Ces nouveaux impérialismes sont les anciens pays coloniaux ayant conquis leur indépendance nationale pour s’affirmer comme Etats capitalistes participant au marché mondial.

Nous ne sommes pas pacifistes au sens où nous savons que la guerre est inhérente au capitalisme, et nous avons besoin d’une évaluation juste des possibles évolutions à venir pour anticiper les conditions d’un processus révolutionnaire, seul à même d’empêcher l’escalade militariste qui s’est emparée de la planète de déboucher sur une guerre mondialisée. « Nous considérons l’histoire du point de vue de la révolution sociale. Ce point de vue est en même temps théorique et pratique. Nous analysons les conditions de l’évolution telles qu’elles se forment sans nous et indépendamment de notre volonté, afin de les comprendre et d’agir sur elles par notre volonté active, c’est-à-dire par la volonté de la classe organisée » écrivait Trotsky dans Europe et Amérique.[1]

L’impérialisme à l’heure du capitalisme financiarisé mondialisé, c’est quoi ?

La question n’est pas académique. De la façon dont nous comprenons les transformations passées et les évolutions en cours dépendent nos capacités d’intervention actuelles et à venir. L’impuissance du mouvement révolutionnaire face à la guerre en Ukraine, paralysé parce que prisonnier de la pression de la propagande officielle désignant l’impérialisme russe comme seul responsable et défendant une mythique lutte de libération nationale en est l’illustration. D’autant que la lutte contre la guerre est indissociable de la lutte contre l’inflation et pour les salaires qui participe de la même lutte contre l’État de l’aristocratie financière, sa politique de guerre économique, sociale et militaire.

Nos analyses ont besoin d’intégrer les profondes transformations du monde depuis la fin des empires coloniaux avec la fin de la guerre du Vietnam en 1975 puis l’effondrement de l’URSS bradée par la bureaucratie. Ces profondes transformations, loin d’atténuer les contradictions du capitalisme au stade suprême, les ont exacerbées à l’extrême.

Du stade de libre concurrence en passant par le stade impérialiste, la logique de l’accumulation du capital a donné naissance, par différentes voies, au capitalisme mondialisé, le stade tardif et sénile du capitalisme financiarisé mondialisé, nous espérons son stade ultime.

Les bouleversements géopolitiques auxquels nous assistons en témoignent, le récent sommet des BRICS regroupant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud en est une illustration à un autre niveau que la guerre en Ukraine ou le bellicisme US contre la Chine. Le « Sud global » qu’il vaudrait mieux désigner comme les anciennes colonies exploitées et pillées par les vieilles puissances impérialistes, - regroupées dans ce qu’il est convenu d’appeler le camp occidental -, et ayant conquis leur indépendance et intégré le marché mondial, conteste la domination des USA et de leurs alliés. Les BRICS, loin de rivaliser sur le plan économique avec le G7 qui rassemble ces vieilles puissances, viennent de s’élargir à l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis. Ils représenteront désormais 46 % de la population de la planète et un peu plus du tiers du PIB mondial. Ils prétendent remettre en cause la domination du dollar sur l’économie et le marché mondial, domination qui donne aux USA un privilège exorbitant et qui ne correspond plus à la réalité du marché capitaliste mondial. Si ce dernier est dominé par quelques centaines de multinationales, les liens d’interdépendance qui constituent l’économie-monde d’aujourd’hui et l’indépendance nationale des Etats exacerbent la concurrence et en multiplient les acteurs. Cette contestation du rôle du dollar dans les échanges mondiaux ne remet en rien en question le marché capitaliste mais vise à y défendre les intérêts des puissances émergentes.

Ce sont 40 pays qui postulent à intégrer les Brics et, aujourd’hui, tous les États capitalistes participent à un titre ou à un autre, d’une façon ou d’une autre, aux rivalités entre grandes puissances, entre puissances régionales ou locales, en sont objets et sujets sans qu’aucune grande puissance puisse imaginer imposer son leadership et réguler les désordres du marché.

Il n’y aura pas de super-impérialisme si ce n’est au prix d’une apocalypse nucléaire qui menacerait la civilisation voire l’existence même de l’humanité.

Les USA, de la déroute afghane du 15 août 2021 à la guerre par procuration contre la Russie, ne sont plus en mesure d’assurer l’ordre mondial, ils deviennent le principal facteur d’instabilité et de guerre par leur lutte pour maintenir leur hégémonie.

L’évolution des contradictions du capitalisme au stade impérialiste ont débouché sur un monde où toutes les questions convergent vers la nécessité de changer radicalement le mode de production en liquidant la propriété privée capitaliste pour instaurer la propriété collective, sociale des moyens de production et la coopération entre les peuples.

Ainsi, les déséquilibres et l’instabilité du capitalisme mûrissent les conditions de nouvelles explosions sociales, d’un processus révolutionnaire pour en finir avec le capitalisme mondialisé.

Arme économique déterminante, le militarisme en marche

Concurrence économique et guerre sont intimement liées, continuation de la lutte des classes sur le terrain international, le militarisme en est une composante organique. Le militarisme est la politique du capital et des États qui le servent, une arme dans la guerre économique et commerciale.

La mondialisation du capitalisme financiarisé est une mondialisation armée qui donne à la militarisation une dimension planétaire jamais atteinte jusqu’alors.

Les grandes puissances cherchent à asseoir leur domination et à agrandir leur sphère d’influence, pour mieux servir les intérêts de leurs classes dominantes respectives en jouant de la concurrence. Et la crise transformera tôt ou tard la guerre commerciale qu’elles livrent en guerre tout court, guerres locales, régionales, mondiales. Elles s’y préparent, comme le montre l’augmentation des budgets militaires partout dans le monde et elles entraînent dans leur folle et macabre sarabande tous les pays.

La guerre en Ukraine marque un tournant, aboutissement et nouvelle étape de l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, la poursuite de la stratégie globale inaugurée par Bush, la guerre sans fin pour défendre l’hégémonie américaine. Elle trouve son prolongement maintenant dans la région du Sahel en Afrique. Après le coup d’État au Niger, derrière l’annonce par la CÉDÉAO d’une intervention militaire, se trouvent les puissances impérialistes, qui ont l’intention d’empêcher la Russie et la Chine de s’implanter davantage sur un continent dont l’importance stratégique croît rapidement. Elles fomentent une nouvelle guerre par procuration où les grandes puissances s’appuient sur les ambitions de pays capitalistes locaux pour défendre leurs propres intérêts.

Difficile de qualifier d’impérialistes ces petits pays capitalistes qui cependant s’insèrent dans le jeu des grandes puissances pour tenter d’y jouer leurs propres cartes.

L’engagement de tous les Etats dans le maelstrom de la concurrence mondialisée crée les possibilités de l’instrumentalisation des Etats par les grandes puissances, les guerres par procuration, tout en participant à la décomposition des relations internationales qui porte la menace d’une conflagration généralisée dont personne ne peut prévoir le rythme et le retour à des formes directes de conquête et d’occupation territoriale, un nouveau partage du monde entre grandes puissances et puissances régionales.

De l’impossible super-impérialisme à l’impérialisme multipolaire ou le chaos du capitalisme mondialisé

La possibilité d’une troisième guerre mondiale inscrite dans la continuité des deux premières se concentre sur l’affrontement sino-américain qui combine guerre commerciale et technologique, militarisme et propagande belliciste. C’est devenu un lieu commun que d’envisager un conflit militaire Chine-USA pour le leadership sur le monde, idée entretenue par les diverses officines de propagande occidentale, sorte de retour du péril jaune des années 1960, mise en scène de la lutte du bien contre le mal, de la démocratie contre la dictature et le communisme... Cette propagande belliciste masque le fait que ladite démocratie toute relative est un privilège des nations riches, des vieilles puissances impérialistes qui, après avoir pillé pendant des siècles les richesses de la planète se préparent aujourd’hui à se donner à l’extrême droite pour défendre et perpétuer leurs privilèges menacés et s’engagent dans la guerre permanente contre les peuples qui entendent jouer leur rôle sur la scène mondiale.

La logique de la guerre sans fin de Bush se prolonge autour de Taïwan. À plusieurs reprises, Biden a déclaré publiquement que les États-Unis interviendraient si la Chine déclenchait une invasion de l’île, intervention qui a commencé par l’aide qu’il apporte à sa préparation militaire. Les initiatives visant à renforcer la présence militaire américaine dans la région Asie-Pacifique se sont intensifiées au cours des derniers mois.

En février dernier, par exemple, Washington a dévoilé ses plans visant à renforcer sa présence militaire aux Philippines en occupant des bases dans la partie de ce pays la plus proche de Taïwan. Washington utilise la guerre en Ukraine pour construire des alliances en vue de les fondre dans une coalition dirigée contre la Chine. Il s’agit de nouer - ou renoue r- des partenariats multilatéraux, sur le modèle du traité de coopération militaire signé par les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni (Aukus) ou du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD) liant les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde, mais aussi de resserrer les alliances bilatérales déjà anciennes conclues entre les États-Unis et des États comme le Japon, les Philippines ou la Corée du Sud. Le Japon anticipe la guerre en engageant son réarmement pour rompre avec le pacifisme qui depuis la fin de la deuxième guerre mondiale était devenu la loi.

De la guerre commerciale et technologique en passant par la militarisation à la guerre tout court il n’y a qu’un pas que les tensions accumulées rendent possible, mais de là à une guerre totale entre les deux États il y a un autre pas qui, lui, semble difficilement imaginable. Cette guerre plongerait la planète dans une apocalypse aux conséquences irrémédiables.

Certes, une telle hypothèse ne peut être écartée alors que le système est hors contrôle, que les maîtres du monde sont le jouet de leur propre politique dont ils ne maîtrisent nullement les effets. Les pires surenchères et escalades sont possibles. Rien ne peut être écarté. Cependant nous ne devons pas laisser enfermer nos raisonnements dans une grille de lecture fondée sur la lutte pour la suprématie mondiale qui signifierait la victoire d’un super-impérialisme. Une telle hypothèse est impossible. Cela n’exclut nullement une guerre par procuration, les USA soutenant et armant Taïwan, comme ils le font aujourd’hui pour l’Ukraine, dans le but d’affaiblir la Chine.

Un tel conflit amplifierait le processus de décomposition des relations internationales en cours dans la foulée de la guerre en Ukraine dont l’onde de choc frappe dès maintenant l’Afrique. Il provoquerait, par le jeu des alliances diplomatiques et militaires, de nouvelles tensions pouvant déboucher sur une généralisation de la guerre dans un chaos qu’il est bien difficile d’imaginer. Pourrait ainsi s’ouvrir une guerre pour le repartage du monde entre grands empires, Amérique, Europe, Chine, Inde sous la férule de régimes militaires dictatoriaux, une terrible régression de la civilisation.

Aucune hypothèse ne peut être écartée en conséquence de la crise globale d’un capitalisme sénile qui pourrait retrouver ses traits de jeunesse impérialiste sous une forme démentielle, déchaînements de violence sociale, raciale, économique, politique et militaire, nucléaire. Il serait illusoire de croire que la menace nucléaire constitue une force de dissuasion. La seule force de dissuasion est l’intervention des travailleurs et des peuples.

C’est notre scénario, notre hypothèse et notre combat, la seule voie de salut pour l’humanité.

La logique belliciste n’a rien d’inévitable, bien au contraire. La route sanglante de la marche à la guerre est aussi la route de la faillite du capitalisme, de ses institutions, la ruine de l’ordre établi et la voie vers la révolution et la victoire du socialisme à l’échelle mondiale.

Le capitalisme sénile laisse la place à la jeunesse du socialisme et du communisme. Une nouvelle période de guerres et de révolutions s’est ouverte.

En réponse au militarisme, au nationalisme belliciste, le prolétariat mondialisé et la lutte pour le socialisme

La généralisation de la guerre que prépare la militarisation du monde participe de la crise globale du capitalisme, crise économique et sociale, politique, écologique, la réponse ne peut être que globale.

La guerre que, dès 1914, Trotsky décrivait comme le soulèvement des forces productives contre le carcan national qui les étouffe, est aussi le soulèvement de la terre contre l’exploitation qui la détruit, le soulèvement des travailleurs et des peuples contre l’oppression et la tyrannie de la finance.

Il n’a pas de paix possible avec ce système de guerre permanente, pas d’anti-impérialisme qui pourrait corriger la loi du plus fort qui régit les relations entre les nations, il n’y a pas d’autre issue que le soulèvement des travailleurs et des peuples pour construire un nouvel ordre mondial fondé sur leur coopération.

Les dirigeants fous de ce monde fou veulent « être prêts à la guerre de haute intensité », le mouvement ouvrier a besoin de se donner une stratégie visant la préparation d’une guerre sociale de haute intensité.

La question de la guerre ne se réduit pas à des questions géostratégiques mais concentre la question des rapports entre les classes. La lutte contre l’inflation et la lutte contre la guerre sont un même combat.

Il ne s’agit pas de se donner bonne conscience avec des mots d’ordre pacifistes comme « hors d’Ukraine les troupes russes », « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », « dissolution de l’Otan » ou des proclamations anti-impérialistes, mais bien d’armer politiquement et organisationnellement la seule classe capable de donner vie au droit des peuples, à la démocratie, à une paix démocratique fondée sur la coopération des peuples.

L’inquiétude qui gagne les esprits cherche des réponses et ne pourra se satisfaire des ambiguïtés et de bons sentiments. La globalité des questions auxquelles l’humanité est confrontée exige des réponses radicales et contribue à créer une conscience, une solidarité internationales au détriment des appartenances nationales. Une nouvelle culture est en train de naître contre le nationalisme et la propriété capitaliste qui ont perdu toute base économique et sociale pour ne répondre qu’à la domination d’une minorité parasite et prédatrice.

La guerre en Ukraine n’est pas un épisode qui pourrait être bientôt résolu et suivi d’un retour à la « normalité ». C’est le début d’une violente éruption d’une crise mondiale qui ne peut trouver d’issue progressiste, du point de vue de l’avenir de l’humanité, que dans la révolution socialiste mondiale.

Yvan Lemaitre

(Trame d’une intervention aux RER du NPA)

 

[1] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/europeameric/eur1.htm

 

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