Alors que sur les places boursières les valeurs de l’armement sont à la hausse et ont absorbé ces derniers mois d’importantes quantités de capital, une partie croissante de celui-ci s’investit dans le capital-risque en plein essor : un type d’investissement spéculatif non côté en bourse (« private equity »). L’essor du capital-risque dans le secteur de la défense, conséquence d’une accélération du tournant militariste du capitalisme, s’accompagne de la fusion croissante entre les grands fonds financiers, les géants de la high-tech et les États qui illustre la fuite en avant du système vers une économie de guerre permanente, où l’innovation technologique sert avant tout des intérêts militaires et stratégiques.

Ce phénomène s’inscrit dans une logique plus large de financiarisation du capitalisme sénile, où les États soutiennent à bout de bras un système en crise en intégrant de plus en plus directement le secteur privé aux dynamiques de militarisation et d’expansion impérialiste. Dès lors, il ne s’agit pas seulement d’un renforcement des capacités militaires, mais d’une évolution du capitalisme lui-même, qui voit dans la guerre et la compétition géopolitique un moteur de sa propre survie.

Toute start-up est fondamentalement un produit financier

A la racine de ce phénomène, se trouve la crise d’accumulation du capitalisme, système fondamentalement incapable de vivre autre chose qu’une fuite en avant permanente. Lorsque se sont épuisées les possibilités de croissance « traditionnelle » des sociétés industrielles des Trente Glorieuses, il a bien fallu trouver de nouveaux débouchés aux capitaux en manque de profits. C’est ainsi qu’à partir des années 90 apparaît une grande vague de financiarisation, qui ne se distingue pas seulement par la masse de capitaux mobilisés mais aussi par ses formes toujours plus exotiques et spéculatives, toujours plus éloignées des processus productifs.

Parmi ces dernières le capital-risque (en anglais « venture capital », ou VC) recherche hors des places boursières des possibilités d’investissement spéculatifs dans un environnement hors régulation. Le principe de base en est assez simple : de gros investisseurs triés sur le volet partagent leur capital entre une myriade d’investissements douteux qu’une banque traditionnelle n’oserait pas financer, en sachant pertinemment que la plupart vont s’écrouler, mais en espérant que l’un de ces investissements prenne suffisamment de valeur pour compenser tous les autres.

Les « start-ups » ainsi fondées doivent alors grossir le plus vite possible dans une course contre la montre où il s’agit de prendre pied dans un marché qui n’existe pas encore pour y gagner une position monopolistique avant qu’un autre acteur puisse s’y installer. L’enjeu pour cette start-up est alors de devenir une « licorne » (ces entreprises valorisées plus d’un milliard de dollars) voire rejoindre l’équipe des GAFAM, point d’autre salut. Pour les VC et leurs investisseurs, l’enjeu est plus prosaïquement de revendre la start-up 100 fois plus cher 10 ans plus tard. Si bien que toute start-up est fondamentalement un produit financier : les profits sur la production et la vente de quelconques marchandises ne sont qu’un objectif très secondaire même si, au final, le produit est la condition de la spéculation.

Pour arriver à ces objectifs, le VC compte avant tout sur son réseau personnel, sa capacité à déclencher un engouement et une bulle spéculative, à ouvrir des portes à sa start-up, et à défoncer celles de réglementations peu favorables à ce nouveau marché qui doit être modelé. Les stars de la high tech et leur cirque médiatique ne sont ni plus ni moins que des acteurs et objets de ces spéculations. Ainsi se renforce l’intégration VC-GAFAM-Etat, plus généralement finance-monopoles-Etat, où milliardaires et politiciens se côtoient sans cesse. Si la France n’est pas en reste, on retiendra surtout le grand nombre de VC qui orbitent autour de Trump et leurs liens avec les GAFAM, comme par exemple le très libertarien Peter Thiel (un des premiers investisseurs de Facebook, après avoir participé à PayPal avec Musk pendant la bulle internet).

Croissance nulle part, guerre partout

Cette proximité entre acteurs financiers, grands patrons et politiciens, s’amplifie encore davantage à une époque où la compétition entre les puissances capitalistes et leurs bourgeoisies devient plus féroce. En effet, la mondialisation financiarisée s’est développée jusqu’à atteindre ses limites, où la croissance ne peut plus venir de l’exploitation de nouvelles terres vierges à intégrer, où les monopoles s’entrechoquent les uns contre les autres.

Depuis les environs des années 2000, plusieurs auteurs, dont par exemple Michel Husson ou plus récemment Michael Roberts, ont insisté sur l’élargissement du fossé entre les profits et les taux d’investissement des entreprises. Le capital ainsi inemployé se retrouve alors dans le gonflement de la masse du capital financier. La stagnation des différents indices de production industrielle publiés par les institutions bourgeoises raconte la même histoire, et ne peut s’expliquer par la seule délocalisation de l’industrie vers les pays à bas coût.

En offrant une échappatoire financiarisée au trop-plein de capital, le capitalisme n’a fait qu’approfondir sa crise : nombreux sont à l’heure actuelle les pays qui flirtent avec la récession. Les guerres commerciales qui en résultent aggravent encore cette crise et accélèrent le tournant militariste global.

Des start-ups militaires à l’appétit vorace

Le besoin brûlant de débouchés rentables du capital et l’ouverture d’un nouveau marché crée une opportunité pour les start-ups militaires. Si lors des dernières décennies les technologies de l’information (TIC) ont peiné à délivrer les augmentations de productivité promises, elles se veulent dorénavant les armes indispensables pour gagner les guerres de demain. La guerre des drones en Ukraine aura été une application de cette stratégie adaptée à une guerre de tranchée moderne si l’on peut-dire. Les nouveaux drones s’inscrivent dans une guerre sans fin sur un front relativement stable. De la même façon l’IA permet de nouvelles stratégies avec les systèmes autonomes, dans la cybersécurité, la surveillance et jusque dans l’espace.

Cette volonté des armées d’être à la pointe de la technologie n’est bien sûr pas nouvelle, mais les liens entre technologie et militaire ont pris différentes formes au cours des dernières décennies. Claude Serfati [1]notait ainsi une période intense de fusions-acquisitions dans les années 90, qui ont formé un « système militaro-industriel » fait de géants à qui l’intégration verticale et un fort « pouvoir relationnel » vis-à-vis de l’État et ses institutions garantissaient des profits très peu risqués. Aux Etats-Unis ces géants comme Lockheed Martin sont surnommés les « primes », parce qu’ils signent directement avec l’armée étasunienne et ne laissent aux entreprises plus petites qu’un rôle de sous-traitants. Le verrouillage a été d’autant plus facile que, à cette époque, la Silicon Valley et le monde des venture-capital (VC) et start-ups boudaient le secteur militaire, préférant la croissance bien plus rapide offerte par les technologies civiles de la « nouvelle économie ». Pour rediriger malgré tout des moyens de la Silicon Valley vers le militaire, la CIA avait d’ailleurs dû prendre les choses en main et créer elle-même le fond d’investissement In-Q-Tel.

Aujourd’hui cependant, les start-ups militaires prennent clairement un nouvel envol : rien qu’aux Etats-Unis les investissements militaires des VC ont doublé entre 2019 et 2022 (de 16 à 33 milliards de dollars)1, tandis qu’en Europe ils ont quintuplé entre 2018 et 2024 (atteignant plus de 5 milliards). Les acteurs publics sont toujours présents, y compris en Europe où s’activent notamment le « fond d’innovation » de l’OTAN (NIF) et divers fonds français comme Definvest, géré par la Direction Générale de l’Armement (DGA) via Bpifrance. Mais les acteurs privés eux aussi se bousculent et espèrent de juteux profits.

« Avancer vite et casser des choses »

La clef pour débloquer rapidement ces profits est en grande partie la proximité avec les gouvernements, le pantouflage et le lobbying. Par exemple, Eric Schmidt, ancien PDG de Google reconverti dans le capital-risque était proche d’Obama, il a présidé le US Defence Innovation Advisory Board (DIB) puis la National Security Commission on AI (NSCAI) en faisant pression pour que les achats des gouvernements se conforment davantage aux calendriers des financiers. Un autre exemple est celui de Palmer Luckey, proche de Trump, amateur de provocations et PDG d’Anduril, « la start-up la plus controversée du monde de la tech » d’après Bloomberg, il se vante d’avoir initialement embauché plus d’avocats et lobbyistes que d’ingénieurs.

Dans l’ambiance actuelle autour de Trump, que Romaric Godin et Martine Orange décrivent comme un « capitalisme de malfrats »[2], ces conflits d’intérêts s’harmonisent parfaitement avec la culture de l’esbroufe des start-ups, habituées à sur-vendre leurs potentiels produits comme d’éternelles révolutions, vendre des promesses qui se veulent auto-réalisatrices, présenter des produits comme étant finis quand en réalité leur R&D n’a même pas encore commencé. Et ce d’autant que l’armée a toujours été bonne cliente pour ces promesses douteuses : rien n’est trop beau si c’est pour la patrie !

Hors de tout contrôle et ne connaissant comme vertu que la force, nombre de ces malfrats ont ressorti des cartons la vieille maxime de Facebook : « avancer vite et casser des choses » (move fast and break things). Leur doctrine exprime un mépris total des conséquences du déploiement de ces technologies expérimentales et de leurs ratés, tant du point de vue des patrons que de l’Etat. Les guerres prochaines que nous promet ce capitalisme sénile se feront à coups de drones autonomes dont on contrôlera moins que jamais la tendance à faire des victimes « collatérales ». Ceci alors que les drones ont d’ores et déjà été la première cause de morts civiles sur le front ukrainien.

Crise, impasse du militarisme et guerre : quelles perspectives ?

Nombre d’organisations syndicales et néo-réformistes ont accepté un pacte faustien : la militarisation serait acceptable si elle est porteuse de relance économique et d’emplois locaux. Une telle politique repose sur une illusion et une adaptation aux arguments de Macron et consorts au mépris des intérêts du monde du travail et de la société.

L’investissement dans le militaire permettrait à l’État d’injecter des fonds qui vont ruisseler sur toute la chaîne de valeur, profitant alors à d’autres secteurs économiques qui partagent les mêmes sous-traitants et tirant toute l’économie vers le haut grâce à une forme de keynésianisme militaire. Dans le même temps, cet investissement doit aussi créer de l’« innovation » dans des technologies duales, profitant à tout le reste de l’économie similairement à ce qu’on a pu voir dans l’après-guerre.

La première partie de cet argument, qui peine même à convaincre la presse économique bourgeoise[3], ne tient pas : un véritable keynésianisme supposerait des augmentations de salaires qui nourrissent la demande pour amorcer un cercle vertueux, ce qui n’est pas du tout le projet actuel de la bourgeoisie.

Le capitalisme financiarisé en bout de course n’a plus les moyens d’emprunter cette voie, il choisit au lieu de cela la voie d’une guerre aussi bien géopolitique que sociale, qui sabre les budgets des services publics, affame les chômeurs et met les immigrés sous pression.

Mais la seconde partie nous intéresse plus ici :  l’« innovation », dans l’esprit des Macron, repose en grande partie sur les start-ups. Cependant, comme nous le disons précédemment, ces start-ups sont avant tout des bulles financières, qui n’ont qu’un lien très indirect avec la productivité concrète. Cette dernière continue de stagner, en regard de l’explosion de l’accumulation de capital financier. On imagine donc mal, alors que les technologies issues de la startupisation du civil n’ont pas su relever la productivité, que la startupisation du militaire puisse le faire de façon détournée. Tout en permettant temporairement au surplus de capital de trouver une utilisation, la militarisation accentue la crise. Seule la mondialisation de la guerre elle-même pourrait en principe relancer les taux de profit par une destruction phénoménale de capital au prix d’une catastrophe humaine et sociale, condamnation sans appel d’un mode de production fini.

Pire encore, cette militarisation de l’économie encourage à penser encore davantage en termes de sécurisation des maillons stratégiques de chaînes de valeur toujours plus menacées. Pour l’IA militaire cela inclut notamment les puces à hautes performances de l’entreprise TSMC basée à Taïwan, les exportations de cartes graphiques de Nvidia, les métaux dopants et métaux rares, etc. Et aussi des travailleurs bon marché chez des vassaux fiables.

L’instabilité du capitalisme mondialisé continue et continuera donc à croître, autant sur le plan économique (avec ses risques croissants de bulles et de krachs toujours plus massifs et incapables de purger l’économie de son indigestion de capitaux) que sur les plans politique et géopolitique. La marche à la guerre est une partie intégrante de cette crise profonde de l’économie capitaliste, en devenant à la fois un symptôme et un facteur supplémentaire de cette instabilité. Le monde des start-up militaires représente une fraction encore relativement faible de cette dynamique mais en est son fer de lance, en pleine croissance et particulièrement symptomatique.

Ce glissement vers la barbarie ne pourra être arrêté que si les travailleurs se mettent en travers de son chemin pour construire le socialisme, refusant toute union sacrée militariste derrière leurs bourgeoisies et y opposant une stratégie révolutionnaire.

Julien Mauteston

[1] Les groupes de l'armement et les marchés financiers : vers une convention « guerre sans limites » ? par Luc Mampey et Claude Serfati, dans La finance mondialisée dirigé par François Chesnais

[2] Avec Trump, l’émergence d’un « capitalisme de malfrats », Romaric Godin et Martine Orange

[3] https://www.latribune.fr/idees/tribunes/opinion-reveiller-l-ue-grace-a-une-relance-keynesienne-militaire-1020790.html

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