Depuis le 19 mars, l’arrestation pour corruption et terrorisme du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoǧlu, et de 80 de ses proches, la Turquie connaît un soulèvement sans précédent depuis la révolte de la jeunesse en 2013 contre la destruction du parc Gezi, au centre d’Istanbul. Il ébranle la dictature d’Erdogan au pouvoir depuis 2003 et de son parti l’AKP, le Parti de la justice et du développement. En prison, Imamoǧlu a été désigné candidat du Parti républicain du peuple, CHP, kémaliste et laïque, à l’élection présidentielle de 2028 à l’issue d’une « primaire » qui a rassemblé 15 millions de votes sur son nom.
Avec les étudiants à l’avant-garde, l’ensemble du pays s’est rassemblé sur les places pour protester contre le coup de force d’Erdogan. Après l’immense manifestation du 29 mars, le mouvement connaît une pause. Les étudiants appellent à une campagne de boycott soutenu par le CHP, la « grève » de la consommation des produits les plus taxés comme l’alcool ou l’essence pour protester contre la répression. La révolte semble bien vivace et loin de s’éteindre d’autant que le pouvoir, sans réponse aux difficultés qui l’assaillent, s’enferme dans la répression. Les aspirations à la démocratie, à la liberté, au bien-être qui se sont exprimées collectivement et massivement contre un régime corrompu et haï cherchent les moyens de se réaliser.
« A bas la dictature de l’AKP ! », un mouvement de contestation globale
La mobilisation a atteint un point fort dans tout le pays, principalement à Istanbul où elle a rassemblé plus de 2 millions personnes 11 jours après « le coup d’État politique ». Autorisé au dernier moment par le gouverneur d’Istanbul mis en place par Erdogan, elle a rassemblé toute l’opposition non sans une certaine confusion, des petits groupes anarchistes aux mouvements ultranationalistes, sans que la police ose intervenir. Özgür Özel, le leader du CHP, a inscrit la mobilisation dans la bataille électorale, « la marche vers le pouvoir » pour « écrire enfin l’histoire » alors que nombreux étaient les jeunes qui exprimaient leur méfiance envers les élections, « la libération est dans la rue, pas dans urnes », « la résistance est dans la rue, pas dans les urnes »...
Pris de panique, Erdogan a cru pouvoir conjurer la menace que représentait le candidat du CHP, il a réussi à jeter la jeunesse dans la rue, à mobiliser travailleurs et classes populaires à travers le pays tout en provoquant l’effondrement de la livre turque ainsi que de la Bourse.
Si le CHP était au centre des mobilisations, elles vont bien au-delà de ses objectifs électoraux.
Répression et manœuvres de l’autocrate aux abois
Après avoir essayé d’étouffer la mobilisation en décidant de prolonger de six jours les congés traditionnels de la fin du ramadan, la coalition au pouvoir qui réunit le parti présidentiel islamo-nationaliste, l’AKP, et ses alliés d’extrême droite, a réprimé les manifestants et déclenché une campagne de calomnie et de haine contre de « féroces terroristes », « une armée d’athées ennemis de la nation »… « Ceux qui répandent la terreur dans les rues et ceux qui veulent transformer ce pays en un lieu de chaos n’ont pas de destination », déclarait Erdogan le 25 mars.
Plus de 2000 personnes ont été interpellées et 263 incarcérées selon les chiffres du ministère de l’intérieur mais, selon les avocats, les chiffres réels sont bien supérieurs. Parmi les personnes arrêtées figurent des membres dirigeants du Parti du travail (EMEP), du Parti communiste de Turquie (TKP), du Parti de gauche, du Mouvement communiste de Turquie (TKH) et du Parti de la liberté sociale (TÖP).
La presse et les médias n’ont pas été épargnés, amendes, interdiction d’antenne, alors que les chaînes de télévision et les journaux proches du pouvoir contrôlent près de 90 % des médias turcs.
La faillite de la politique d’Erdogan, un moment d’une crise globale
C’est bien une vague d’un mécontentement général et profond qui s’est levée, un ras le bol et une révolte qui associent les aspirations de la jeunesse à la liberté aux questions sociales mais aussi à la politique étrangère de la Turquie et à la question kurde. La jeunesse et les classes populaires en ont assez d’un pouvoir religieux, ultranationaliste et répressif.
Ce dernier avait trouvé sa force, il y a plus de 20 ans, en intégrant l’économie turque dans le marché mondial au moment où le capitalisme financiarisé s’emparait de la planète. Aujourd’hui la page se tourne.
Des changements profonds se sont opérés dans les rapports de classe. La prolétarisation croissante, la montée en puissance de la classe ouvrière ont transformé le pays en une source de main-d’œuvre bon marché pour le capital national et international. Alors que 65 % pour cent de la population vivaient en ville en 2000, ce chiffre dépasse aujourd’hui 90 % pour cent. En 2022, la proportion de salariés dépassait 70 %, contre 48 % en 2000. Avec une population active de 35 millions de personnes et de grandes villes industrielles, la Turquie dispose d’une classe ouvrière très développée et de plus en plus active.
La financiarisation de l’économie s’est aussi traduite comme partout par un accroissement des inégalités. La Turquie, 17ème économie mondiale, est en tête de l’Europe en termes d’inégalités de revenus et de richesses. L’inflation officielle, qui a atteint 80 %, reste extrêmement élevée depuis 2022. Le programme d’austérité draconien mené par le gouvernement a dévasté les salaires réels et le niveau de vie de la classe ouvrière.
Les chiffres officiels montrent un chômage en baisse (à 2,9 millions de personnes, 8,2 % de la population active), mais en réalité, d’après le syndicat Disk, environ 5 millions de personnes ont renoncé à chercher un emploi et le nombre de chômeurs réels, en augmentation, représente 11,2 millions de personnes.
Erdogan a perdu l’avantage que lui donnait la relative santé économique du pays, qui lui avait permis d’obtenir le consentement de la majeure partie de la population avant 2013 et la révolte de Gezi. Il subit, aujourd’hui, le retournement économique associé aux incertitudes et instabilités provoquées par la guerre d’Ukraine et du Moyen Orient, la situation en Syrie.
Les tensions internationales et la guerre pourraient déstabiliser la position diplomatique d’Erdogan
Erdogan a pu jusqu’alors bénéficier de la position de la Turquie comme puissance régionale entre la Russie, l’UE avec laquelle la Turquie n’a pas renoncé à une hypothétique adhésion et les Etats-Unis, un facteur important de sa longévité. La chute du régime de Bashar el Assad en Syrie l’a renforcé de par le rôle qu’il y a joué.
A la fois membre de l’Otan, dont son armée est la deuxième, et proche de Moscou, Erdogan a jusqu’alors réussi à gérer son rôle d’allié multi-cartes, une stratégie à court terme opportuniste. Le dictateur reste pour les grandes puissances un atout dans la région vis-à-vis du Moyen-Orient, de la Syrie et de l’Iran du moins à condition que son jeu d’équilibriste ne soit pas rompu en faveur d’une alliance unilatérale avec les USA. Les rapports avec Israël qui vient, dans la nuit du 2 au 3 avril, de procéder à des frappes aériennes sur le territoire syrien en avertissement à la Turquie, pourraient lui créer des difficultés. Faut-il aussi qu’Erdogan soit en mesure de garantir la stabilité à la fois sur le plan intérieur et au sujet de la question kurde.
Le Dem, le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie, pro-kurde, troisième parti du pays, anciennement Parti démocratique du peuple (HDP), qui avait été réprimé lors des élections municipales de 2024 perdues par Erdogan, a annoncé qu’il s’opposait au « putsch civil » contre Imamoǧlu et les autres élus. Il a appelé et participé aux manifestations alors que, en 2013, il était resté en dehors du mouvement aidant, de fait, Erdogan. Cette évolution pourrait être déterminante pour la suite d’autant que l’issue des négociations engagées par le pouvoir avec Öcalan, leader historique du PKK, qui ont abouti à l’appel de ce dernier à arrêter les combats, rendre les armes et à le dissoudre, sont pour le moins incertaines et laissent peu de portes ouvertes.
L’évolution de la situation internationale sous la pression de la guerre économique et militaire menée par les USA, ainsi que l’évolution de la situation intérieure et régionale, rendent plus difficile le jeu d’équilibriste d’Erdogan et pourraient l’affaiblir et contribuer à renforcer la mobilisation des jeunes, des travailleurs et des classes populaires.
Malgré la répression, la mobilisation et l’affaiblissement d’Erdogan libèrent les aspirations démocratiques et progressistes, les possibilités révolutionnaires
Le pouvoir autocratique menacé par l’échec de sa propre politique et la déroute du capitalisme mondialisé s’enferme dans une politique répressive pour sauver les capitalistes turcs et son propre pouvoir, un assaut contre les droits démocratiques et un renforcement de l’exploitation et de la misère sociale.
Le soulèvement de la jeunesse, des travailleurs et des classes populaires turques s’inscrit dans les bouleversements en cours à travers le monde et en particulier au sein des puissances capitalistes occidentales. Les exigences qui mobilisent les larges masses, la défense des droits démocratiques, la liberté, la colère face à la corruption et aux inégalités sociales criantes, l’opposition aux guerres sans fin ont une portée internationale, en particulier au cœur des puissances capitalistes européennes de par la solidarité entre travailleurs de Turquie et travailleurs de l’UE, au premier rang en Allemagne et en France.
Elles ne peuvent se réaliser sous la domination de la bourgeoisie, même si celle-ci pourrait se détourner d’Erdogan, ni dans le cadre des frontières nationales.
Leur accomplissement est entre les mains du prolétariat, de la jeunesse ouvrière turque unis dans la lutte pour la liberté et la solidarité internationaliste.
Yvan Lemaitre



