Il y a quelques jours, on apprenait que les dividendes versés par les grandes entreprises pour le deuxième trimestre 2019 avaient atteint de nouveaux records : 513,8 milliards de dollars pour les 1 200 plus grandes entreprises cotées dans le monde, en augmentation de 1,1 % par rapport à la même période de l’année précédente ; 51 milliards de dollars pour les seules entreprises du CAC 40, 3,1% de progression…

Dans la même presse, on peut lire tous les jours l’annonce d’un effondrement financier à brève échéance, de l’entrée en récession imminente de l’économie mondiale… A quoi s’ajoute la perplexité de bien des commentateurs face au développement des crédits à taux nuls, voire négatifs, sur les prêts aux États et aux grandes entreprises, les taux bas sur les crédits immobiliers, à la consommation…

Cette situation paradoxale illustre à quel point les sommets du capitalisme prospèrent plus que jamais au détriment de l’ensemble de la société. Au sommet du G7, les thèmes fixés par Macron, « assurer la stabilité, la paix dans le monde », « l'économie mondiale et la croissance » et la « lutte contre les inégalités », avec le climat mis « au coeur de la réunion », selon la presse, résumaient bien l’état du malade. Il n’en est bien évidemment sorti que des phrases creuses et des effets de manche…

La lutte contre les inégalités était aussi au programme de l’université d’été du Medef, dont le patron a déclaré, sans rire, « Les ruptures auxquelles le monde doit faire face ont rendu les inégalités plus insupportables et conduisent à une remise en cause de nos modèles »… Le mouvement des gilets jaunes est passé par là !

Oui, le Medef a raison de craindre que ses « modèles soient remis en cause »… Les vagues de révoltes qui fleurissent de partout posent la question de la démocratie et du droit de vivre dignement face à un capitalisme financiarisé mondial devenu sénile, qui ne maintient des profits insolents qu’en accentuant son parasitisme social, son pillage du travail et de toute la société.

Le capital financier de plus en plus autonome et parasite

Le processus de financiarisation a atteint aujourd’hui un tel niveau qu’il parasite toute l’économie.

Marx écrivait dans Le Capital : « Les mouvements purement techniques de l'argent dans le procès de circulation du capital industriel et du capital commercial peuvent être assurés par un capital spécial, dont la fonction consiste exclusivement à effectuer ce genre d'opérations. Ce capital devient alors un capital du commerce d'argent et il est constitué par une partie du capital total, qui s'en détache et devient autonome sous forme de capital-argent, avec la mission de faire des opérations d'argent tant pour la classe des capitalistes industriels que pour celle des capitalistes commerçants. Comme le capital commercial, cette partie est en réalité un fragment du capital industriel, qui se spécialise pour accomplir, pour tout le reste du capital, certains actes de circulation faisant partie du procès de reproduction. »

Au moment au Marx écrivait, ce capital-argent apparaît comme une partie du capital industriel mais déjà, il « s’en détache et devient autonome »…

Le capital bancaire, support du crédit et de la spéculation, s’était déjà développé et installé au cœur du processus de production comme un facteur d’aggravation de l’exploitation, du développement de la spéculation et de la concentration du pouvoir économique ; comme un facteur également poussant aux transformations du mode de production. Marx écrivait : « Le crédit a donc ce double caractère d'être, d'une part, le pivot de la production capitaliste, le facteur qui transforme en un colossal jeu de spéculation l'enrichissement par le travail d'autrui et qui ramène à un nombre de plus en plus restreint ceux qui exploitent la richesse nationale ; d'être, d'autre part, un agent préparant la transition de la production actuelle à une forme nouvelle. »

Ce processus franchissait un pas avec la première mondialisation, à la fin du 19ème siècle. Dans L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Lénine reprenait le développement de Marx, en l’actualisant. Les besoins colossaux en capitaux nécessités par la conquête coloniale et la constitution de grands monopoles industriels dans les grandes puissances impérialistes avaient conduit à ce qu’il définissait comme la fusion du capital industriel et du capital bancaire pour constituer le capital financier. Les grands banquiers s’étaient imposés aux côtés des grands patrons d’industrie pour diriger les grandes structures industrielles, et à travers elles, régner sur l’ensemble des économies nationales des pays les plus avancés et leurs colonies.

Un siècle plus tard, il est clair qu’un autre pas a été franchi, le capital industriel est devenu « un fragment » du capital financier.

Avec la deuxième mondialisation, les monopoles ont été remplacés par les multinationales, directement placées sous le contrôle de holdings financières dont la préoccupation première est de faire fructifier au mieux un capital-argent qui a pris des proportions gigantesques. Elles le font aussi bien dans la spéculation ou l’« industrie de la dette » que dans les investissements productifs. Ces derniers apparaissent donc désormais comme une partie du capital financier. Le processus de « séparation », « d’autonomisation » du capital-argent vis-à-vis du capital industriel que décrit Marx s’est poursuivi jusqu’à inverser la relation.

La décision de mettre fin à la convertibilité du dollar en or par Nixon en 1971, qui liquidait tout ancrage de la valeur monétaire à la valeur travail, participait de ce processus. Elle donnait de nouvelles possibilités au capital financier tant sur le marché des changes que sur l’ensemble des marchés financiers. Elle accréditait aussi l’illusion que la valeur de la monnaie pourrait être fixée impunément de façon totalement arbitraire, au gré de la spéculation et des décisions des autorités financières.

Mais ce processus d’autonomisation du capital financier, inhérent au développement du capitalisme, ne change en rien le fait que la production de valeurs nouvelles repose exclusivement sur le travail humain ; que les richesses accumulées par les capitalistes viennent de l’accaparement d’une partie de la valeur ajoutée par le travail dans le processus de production. Des contradictions qui ne peuvent qu’avoir des conséquences brutales comme avec la crise de 2007-2008, ou aujourd’hui à travers les soubresauts qui agitent l’économie mondiale.

La financiarisation à taux négatif, le capital sous perfusion

« La raison ultime de toute véritable crise, écrivait Marx dans Le Capital, demeure toujours la pauvreté et la limitation de la consommation des masses, en face de la tendance de la production capitaliste à développer les forces productives comme si elles n’avaient pour limite que la capacité de consommation absolue de la société ».

Pour réaliser le profit industriel, transformer en capital-argent la valeur ajoutée aux marchandises par le travail de ses salariés, le capitaliste doit les vendre, et pour cela disposer d’un marché solvable capable de les absorber. Mais cette nécessité entre globalement en contradiction avec les contraintes de la concurrence qui pousse en permanence à la baisse des coûts, dont celle des salaires, ce qui a pour effet la « limitation de la consommation des masses ». La complexification du système productif mondial, comme le fait que les capitalistes ont appris à anticiper pour une part ces besoins « solvables » ne permettent en aucune façon d’échapper à cette contradiction. Tout au plus de s’y adapter, ce qui se traduit actuellement par la faible évolution des investissements productifs, de la productivité du travail et de la croissance.

Confronté à cette limitation des perspectives de profit offertes par les investissements productifs, le capital financier s’est engouffré de plus en plus massivement dans le « commerce de l’argent » d’une part, sous les diverses formes de la dette ; d’autre part dans la spéculation, sur une multitude de marchés financiers.

Ce processus a pris des proportions considérables au cours des années 2000, jusqu’à l’effondrement de 2007. Les dettes publiques, vache à lait du capitalisme financier, ne cessaient de croître, drainant toute une partie de l’argent collecté dans les poches des contribuables vers les coffres des créanciers. La « dette des ménages », crédit à la consommation et crédit immobilier, s’était également considérablement développée. Elle offre au capital financier un immense terrain d’investissement, un moyen de s’accaparer une partie des revenus du travail par le biais des intérêts, et un moyen de soutenir la consommation, condition nécessaire à la réalisation du profit.

Cette cavalerie financière ne pouvait conduire que dans le mur. C’est ce qui s’est produit en 2007 lorsque les victimes des crédits « subprimes », surendettées, n’ont plus été capables de rembourser leur dette. La crise s’était alors transmise à l’ensemble du système financier et économique mondial par le biais de titres spéculatifs dérivés des créances « subprimes », désormais sans valeur, que l’avidité des spéculateurs avait disséminés partout. Les Etats et les grandes institutions financières, FMI et banques centrales, étaient alors intervenus, injectant des milliards de milliards dans le système financier pour stopper un processus de purge qui menaçait de conduire au blocage de l’édifice économique mondial.

La crise de 2007-2008 a été une crise globale du capitalisme financiarisé mondial. Elle était le signal que s’ouvrait une nouvelle période ; que le capitalisme, comme le dit François Chesnais, avait atteint les frontières que le progrès des techniques et la planète mettent à son développement.

Malgré les injections massives d’argent par les Banques centrales, la croissance globale, le commerce international, la productivité restent en panne, oscillant autour de valeurs très faibles. La politique d’argent gratuit mené par les banques centrales se poursuit. Les taux nuls ou presque qu’elles pratiquent vis-à-vis des banques privées s’étendent maintenant aux prêts de ces dernières aux États et aux grandes entreprises, avec des taux qui peuvent être négatifs. Ces taux bas se répercutent aussi sur les prêts aux « ménages », une façon d’entretenir la consommation tout en évitant d’accentuer le surendettement. Cette politique vise à entretenir la course folle de la machine en mettant à la disposition des capitalistes des masses considérables de capitaux à moindre coût.

Par leurs injections massives d’argent et leur politique des taux, les banques centrales des grandes puissances tentent de maintenir en vie la circulation d’un capital financier dont la taille est devenue exorbitante par rapport à son « fragment » industriel, le seul capable de créer de la valeur par l’exploitation du travail.

Les perspectives des luttes de classes à venir…

Tout en maintenant le capital financier sous perfusion, les banques centrales cherchent à en contrôler les conséquences, éviter l’explosion brutale des bulles spéculatives qui se sont reconstituées sur les marchés financiers et dépassent en ampleur celles de 2007 tandis que les niveaux d’endettement privé et public ont plus que triplé…

Rien ne dit bien sûr que cela suffira à éviter un nouvel accident aigu, sous la forme d’une nouvelle crise financière ou d’une récession. Mais même dans cette hypothèse, la limitation des perspectives de création de valeur par l’exploitation du travail ne peut se traduire que par l’aggravation de l’exploitation du prolétariat et ses corollaires, recul des droits démocratiques et montée des inégalités sociales. Un pas de plus dans la guerre menée partout dans le monde par les Etats et le capital contre les classes populaires.

Mais de l’Algérie à Hong Kong en passant par le Soudan et bien d’autres, la riposte à cette guerre de classe est bien vivante, mondialisée, mobilisant des millions de personnes, surtout jeunes, pour la démocratie, la fin des discriminations, des conditions de vie dignes, la prise en compte de l’urgence climatique… En résumé contre toutes les conséquences de la dictature destructrice exercée par le capital financier sur l’ensemble de l’humanité.

C’est bien pourquoi la question prioritaire qui se pose aux anticapitalistes et révolutionnaires est de prendre la mesure de l’ampleur des transformations engendrées par l’évolution du capitalisme et, en conséquence, des possibilités nouvelles qu’elles ouvrent dans la perspective d’une transformation révolutionnaire de la société dont les révoltes populaires massives qui secouent la planète sont les premiers signes.

Daniel Minvielle

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