Séisme au Maroc, inondations en Libye, afflux sans précédent de migrants à Lampedusa…, depuis une semaine les drames s’enchaînent tandis que la guerre poursuit ses massacres et ses destructions en Ukraine, que l’inflation et les dérèglements climatiques continuent leurs ravages.

Face à cela, au sommet du G20 qui se tenait en Inde au moment même du séisme au Maroc, les brigands qui dirigent le monde n’ont pas de réponse. Au-delà de quelques larmes de crocodile, leur seule préoccupation était la négociation de leurs propres intérêts dans un monde marqué par l’exacerbation des rivalités. Et si le premier ministre indien ultra-nationaliste Modi, tout à la préparation de sa réélection aux prochaines élections générales, a pu se glorifier que le sommet ait accouché d’une déclaration commune… c’est parce que les sujets qui fâchent avaient été glissés sous le tapis : rien sur la lutte contre l’inflation, rien sur la guerre, sinon des formules creuses. Quant aux nécessités de la lutte contre la crise environnementale, elles ne faisaient pas le poids face aux intérêts de chacun à développer l’exploitation et le trafic des énergies fossiles.

Pendant les négociations, la guerre commerciale continuait. En « off » du G20, Biden avançait le projet d’une « contre route de la soie », reliant l’Inde à l’Europe à travers le Proche-Orient et dans laquelle l’Arabie saoudite devrait jouer un rôle important – dans le sens de prélever sa dîme sur le passage des marchandises qui transiteront par elle… C’est ainsi que Biden, tout en poursuivant son offensive contre la Chine, surenchérissait auprès d’un « allié » qui, deux semaines plus tôt, adhérait aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, un autre panier de crabes...) lors de leur sommet de Johannesburg. Avec cinq autres nouveaux venus (Iran, Argentine, Egypte, Ethiopie, Emirats arabes unis), l’Arabie saoudite s’engageait ainsi dans la lutte pour la dédollarisation du commerce mondial, en accord avec la Russie et la Chine, les ennemis jurés des Etats-Unis. Et à peine le sommet du G20 terminé, Biden filait au Vietnam, nouvelle source de main d’œuvre bon marché et de juteux profits pour les multinationales US, aux portes de la Chine. Vietnam qui devient, selon les Echos, le terrain d’une « industrialisation à marche forcée », « fruit de la méfiance croissante des multinationales à l’égard de la Chine ».

Déroutés semble-t-il par la teneur du sommet, certains commentateurs politiques et économiques en concluaient que le G20 et l’ONU dont il est une émanation « ne servent plus à rien ». Ils s’étonnaient que les « rapports Nord-Sud » soient bouleversés au point que les « puissances occidentales » seraient devenues incapables de « faire valoir leurs idées »… Comprendre : de rallier tout le monde à leurs intérêts, ceux des USA et de leurs complices de l’OTAN, au soutien à leur guerre par procuration contre la Russie de Poutine.

Oui, les rapports Nord-Sud, formulation hypocrite pour éviter de parler d’anciennes puissances coloniales et impérialistes confrontées à leurs anciennes colonies devenues des puissances capitalistes rivales, sont profondément bouleversés, bouleversement accentué par la crise globale qui touche le mode de production capitaliste mondialisé et financiarisé, exacerbant les rivalités.

Mondialisation capitaliste et nouvelle configuration du monde

Ces péripéties diplomatiques illustrent les évolutions et ruptures qui se sont produites dans l’organisation mondiale de la production et des échanges au cours des trente années de mondialisation libérale. En tissant leur réseau de chaînes de valeur mondiales, les multinationales des vieilles puissances impérialistes, qui avaient dû renoncer à leurs colonies, y ont poursuivi leur accaparement bon marché des ressources naturelles et la surexploitation de leurs populations, sous d’autres formes, en passant des contrats avec leurs gouvernements.

Selon les idéologues du libéralisme économique, les multinationales auraient ainsi donné la « chance » à chaque pays de s’intégrer dans ces chaînes de valeur, d’y faire valoir ses « avantages comparatifs ». « Avantages » qui gonflaient les profits d’une poignée d’oligarques financiers - et la fortune personnelle de bien des gouvernants en place -, mais intégraient aussi ces pays dans les réseaux de la production et des échanges internationaux, dans un mode de production capitaliste désormais financiarisé et mondialisé. Cela leur donnait une part d’autonomie, la possibilité de faire eux aussi jouer la concurrence, à l’image de ce qui se passe aujourd’hui en ex-Françafrique. Lesdits pays du Sud, ex-colonies ou semi-colonies, sont devenus des pays capitalistes, intégrés au réseau mondial de production et d'échange, non plus comme satellites d'une puissance colonisatrice, impérialiste, mais comme nations à part entière, dont la bourgeoisie et l’Etat aspirent à faire valoir leurs propres intérêts.

C’était la fonction d’un troisième sommet, celui du « G77+Chine », qui se déroulait ces 15 et 16 septembre à Cuba. Le G77 a été créée en 1964 au sein de l’ONU et regroupe aujourd’hui 132 pays « en développement », certains parmi les plus pauvres de la planète, mais aussi d’autres comme l’Inde ou le Brésil. La Chine, non membre, était invitée. Parmi bien d’autres, l’intervention du président argentin donne la tonalité du sommet, voyant dans la crise actuelle du capitalisme mondialisé une « énorme opportunité pour exiger l’égalité » : « C’est dans le Sud global que se trouve ce dont a besoin le monde central […] Il a besoin d’aliments qui se produisent en Amérique du sud […] il a besoin d’énergies qui se trouvent dans les pays arabes […] il a besoin du lithium de l’Amérique du sud. » …

Le monde issu de Bretton Woods, au lendemain de la seconde guerre mondiale, a vécu. En juillet 1944 à Bretton Woods, les Etats-Unis, devenus sans contestation possible la première puissance économique et militaire du monde, imposaient à leurs « alliés » le dollar comme monnaie des échanges internationaux et créaient un certain nombre d’institutions, FMI, Banque mondiale, OMC (alors appelé GATT), ONU, censées régir les échanges mondiaux au bénéfice de chacun des pays qui y adhéraient. Elles n’avaient en réalité pas d’autre objectif que de servir les intérêts de la bourgeoisie US, qui, elle, pouvaient compter sur le dollar et ses armées pour imposer sa politique. L’effondrement de l’URSS et de son glacis dans les années 1989-91, consacrait la domination hégémonique, sans partage, des USA sur le monde.

Les sommets du G20, des BRICS et du G77 démontrent que c’est bien fini. Les Etats-Unis ont de plus en plus de difficultés à imposer leur politique. Les prétendues instances internationales nées à Bretton Woods sous l’égide du dollar cèdent la place à la concurrence exacerbée et mondialisée, un monde multipolaire aux délimitations contradictoires et changeantes.

Cette nouvelle configuration du monde qui apparaît aujourd’hui au grand jour dans les jeux diplomatiques des diverses instances internationales comme dans la montée des nationalismes, du bellicisme et de la militarisation, a commencé à se manifester en réalité dès la crise de 2007-2008.

La crise globale de 2007-2009, un point de bascule…

Cette dernière marquait l’épuisement des « moteurs d’expansion » mis en œuvre par la grande finance internationale depuis le début des années 1980 pour sortir de la crise des années 1970 à travers ladite « mondialisation libérale ». L’effondrement du marché de l’immobilier des subprimes aux USA, en aout 2007, initiait une crise globale et mondiale qui a menacé de ruine l’ensemble de l’édifice financier mondial, créé une forte récession économique, suivie, en 2010-2011 d’une crise de la dette publique qui a frappé surtout l’Europe. Partout dans le monde, les politiques d’austérité se sont ajoutées aux reculs économiques pour créer des fortes régressions sociales auxquelles ont répondu de puissantes manifestations de révolte sociale, en Grèce, en Espagne, les Printemps arabes… C’était le début d’une « mondialisation de la révolte » qui n’a jamais cessé depuis.

Au même moment apparaissaient les premières manifestations des bouleversements géoéconomiques et géopolitiques remettant en cause l’ordre existant. En particulier, boostée par l’afflux des capitaux venus des USA et d’Europe, la Chine était devenue « l’usine du monde » mais avait également développé sa propre industrie, des multinationales chinoises venant concurrencer celles des Etats-Unis. Obama y répondait en lançant les premières offensives protectionnistes contre la Chine, accentuées ensuite par Trump puis Biden.

Au cours des années qui ont suivi et bien que placée sous perfusion par les Banques centrales, l'économie mondiale s’avérait incapable de retrouver son rythme de croissance d’avant crise. Sous l’afflux des milliards de la perfusion, la fuite en avant spéculative et la course folle à l’endettement qui avaient conduit à l’effondrement de 2007 se poursuivaient de plus belle. Au point que fin 2019, la presse économique paniquait face à l’imminence d’un nouvel effondrement financier… juste avant que se déclenche la pandémie de covid.

Les mesures de confinement et de repli sur leurs frontières mises en place par les Etats provoquaient alors une paralysie économique importante, une désorganisation des chaînes de production et d’échange, des ruptures d’approvisionnement dont ont pâti en particulier les services de santé. Les multinationales, privées de certains maillons de leurs chaînes, réduisaient leur activité. Les Etats et les banques centrales volaient à leur secours à coups de « quoi qu’il en coûte » et de mesures protectionnistes.

Une brève reprise suivait la levée des mesures de confinement, vite épuisée et suivie, courant 2021, d’une brutale flambée inflationniste. Celle-ci résultait pour l’essentiel des hausses importantes du prix des matières premières minières et agricoles, des ressources énergétiques ainsi que des transports maritimes, imposées par les multinationales de ces secteurs grâce à leur position de monopole. Ces dernières ont détourné à leur profit les désorganisations des chaînes d’approvisionnement résultant des mesures anti-covid, ajoutant la spéculation à la désorganisation et encaissant ainsi leurs méga-profits. Ces hausses se sont ensuite répercutées tout au long des chaînes de production pour se généraliser à l’ensemble des produits, en particulier l’énergie et l’alimentation.

En février 2022, l’offensive criminelle de la Russie de Poutine en Ukraine commençait, un pas de plus dans un affrontement militaire commencé en 2014. Cet évènement dramatique n’a rien d’un acte isolé, d’un accès de folie mégalomaniaque d’un dictateur. Il s’inscrit dans le cadre général de la montée des rivalités entre puissances concurrentes. En l’occurrence celles des USA et de leurs alliés de l’OTAN qui n’ont cessé depuis la fin de l’URSS d’étendre leur emprise sur les pays de l’ancien glacis soviétique, face à Poutine qui ne pouvait prendre cela que comme une provocation. Depuis, les soldats ukrainiens et russes servent de chair à canon dans une guerre par procuration menée par l’OTAN face à la Russie. Cette guerre alimente une poussée généralisée de politiques d’armement qui plombent les finances publiques, tandis que la propagande gouvernementale voudrait nous mobiliser dans sa politique d’union nationale, nous plier aux exigences d’une « économie de guerre ». Produit de l’exacerbation des rivalités entre brigands concurrents, cette guerre agit comme facteur aggravant de la crise globale, par les perturbations qu’elle apporte à son tour dans l’organisation mondiale de la production et des échanges.

Face à l’explosion de l’inflation, les banques centrales, FED et BCE, ont commencé dès mars 2022 à relever les taux auxquels elles prêtent de l’argent aux banques privées. Dernière en date, la BCE vient d’augmenter de nouveaux ses taux, ce jeudi, les portant à un niveau inégalé depuis 1999. Selon son Conseil des gouverneurs, « les taux d'intérêt directeurs de la BCE ont atteint des niveaux qui, maintenus pendant une durée suffisamment longue, contribueront fortement au retour au plus tôt de l'inflation au niveau de l'objectif [2 %] ». Rien n’est moins sûr ! L’objectif annoncé en mars 22 était de juguler l’inflation, mais 16 mois plus tard, le constat est clair : l’inflation se maintient, même si elle baisse dans les statistiques, tandis que l’augmentation des taux se répercute sur les intérêts pratiqués par les banques privées dans leur crédit aux entreprises, aux Etats et aux personnes privées, contribuant au ralentissement de l’économie sur fond de hausse des prix, générant la stagflation, et donc la précarité et le chômage.

La maladie chronique du capitalisme, sous-consommation et suraccumulation, l’exacerbation de la concurrence...

Obligés de reconnaître que l’inflation a été déclenchée par le racket de quelques grandes multinationales, des économistes la qualifient de « greedflation », inflation de la cupidité en anglais. La cupidité y est certainement pour quelque chose, mais les dysfonctionnements du capitalisme ne relèvent pas de comportements individuels, d’un capitalisme financier voyou face à un bon capitalisme industriel. Ils sont l’expression d’une maladie chronique, inhérente à son fonctionnement, qui se traduit par une tendance à la baisse du rendement des capitaux investis dans les activités productives, une baisse de la productivité financière du travail que montrent aujourd’hui toutes les statistiques. Cette faiblesse actuelle des taux de profits productifs est masquée par la profusion des capitaux qui s’échangent sur les marchés financiers, l’ampleur des dividendes, les richesses démentes accumulées par certains. Elle n’en existe pas moins, générant une crise d’accumulation du capital qui revêt deux formes, suraccumulation et sous-consommation.

La suraccumulation résulte du fait que la quantité de capitaux en quête d’investissements dépasse de loin ce que peut absorber le système de production et d’échange, seul capable de dégager la plus-value tirée du travail humain. Ces masses de plus en plus gigantesques de capitaux surnuméraires se précipitent sur les marchés financiers, les Bourses, l’industrie de la dette, accumulant d’énormes risques de krach à l’image de ceux qui s’étaient enchaînés en 2007-2008, en plus puissants.

La sous-consommation résulte des offensives permanentes du capital et de ses valets politiques pour baisser la part des salaires dans la valeur ajoutée, en réponse à la crise d’accumulation, à la baisse du rendements des investissements productifs. Cela se traduit par une baisse chronique du pouvoir d’achat des « ménages », accentuée aujourd’hui par l’inflation, une autre forme de cette offensive de classe. Le résultat est une tendance à la récession, le ralentissement des productions s’adaptant à la baisse relative de pouvoir d’achat des marchés solvables.

La boucle est bouclée, la sous-consommation résultant de la guerre de classe menée par le capital diminue d’autant les perspectives rentables d’investissements productifs, accentuant la suraccumulation et les risques de krach. Le ralentissement économique décuple la concurrence, pousse à la guerre, pour le contrôle des marchés, de l’accès aux ressources et des réseaux logistiques. Face à la baisse chronique de la productivité du travail, la seule option des capitalistes et de leurs Etats est d’aggraver toujours plus l’exploitation des hommes et de la terre. Le mode de production capitaliste financiarisé et mondialisé est entré dans une période de crise globale, économique, financière, politique, sanitaire, écologique, sociale, militaire, dont il est incapable de sortir.

Daniel Minvielle

 

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