Jeudi soir, le duel entre Attal et Bardella s’est largement apparenté à un « duo » pour reprendre le mot de Manon Aubry, duo entre deux clones tant l’un et l’autre ont voulu se montrer le plus responsable « pour l’économie », c’est-à-dire les intérêts des patrons. La rivalité a porté sur des nuances de plus ou moins de protectionnisme et de mesures soutenant les capitalistes. Quant à l’immigration, ils étaient sur le même terrain de la fermeture des frontières, Attal se félicitant d’avoir expulsé plus de migrants que d’autres pays, concédant « je vous rejoins, ce n’est pas suffisant ». Au-delà de la concurrence entre les deux arrivistes d’appareil, le débat a surtout illustré la convergence réactionnaire entre les partis libéraux et l’extrême-droite qui est à l’œuvre partout en Europe.

Sur l’ensemble de l’UE, les sondages annoncent des résultats très élevés pour les extrêmes-droites qui représenteraient près d’un quart des suffrages (5 points de plus qu’en 2019), et 38 % en France (RN et Reconquête), 39 % pour le parti d’Orban en Hongrie, 27 % pour le FPÖ en Autriche, autant pour Meloni en Italie… La réaction s’apprête à déferler électoralement le 9 juin et les leaders de ces partis affichent leurs appétits pour la suite, préparant recompositions et alliances.

Les inquiétudes ne peuvent que grandir devant ces évolutions, d’autant plus qu’une large fraction des médias, aux ordres des classes dominantes, ont fait le choix de mettre en scène l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite comme inévitable, inscrite dans l’ordre des choses.

Il n’en est rien.

L’offensive capitaliste qui enfante l’extrême-droite provoque aussi à l’opposé une profonde colère au sein du monde du travail, de la jeunesse, des femmes, dont témoignent les grèves et mobilisations. Il y a des forces de contestation qui se mobilisent, contre les attaques antisociales, contre la guerre, une partie de l’opinion qui refuse le repli national et rejette le racisme, avec qui il s’agit d’engager une large discussion pour construire des perspectives radicales, c’est-à-dire qui s’attaquent à l’origine de la menace en opposant les intérêts de classe du monde du travail à ceux de la minorité capitaliste.

L’extrême droite au pouvoir ou à ses portes, produit de l’offensive du capital

C’est la faillite du capitalisme mondialisé et l’offensive des classes dominantes pour maintenir leurs profits, la mise en œuvre de politiques de plus en plus autoritaires et sécuritaires, qui ont créé les causes sociales et politiques de la montée de l’extrême-droite, de forces populistes.

Le durcissement de l’affrontement de classe pour l’appropriation des profits, provoqué par l’absence de croissance et de possibilité d’expansion des marchés, se traduit par une surexploitation des ressources de la planète et des travailleurs, par l’inflation, la surexploitation dans la production, l’appauvrissement, l’explosion du chômage. Et sur le plan des relations internationales, par une exacerbation de la concurrence, les tensions militaristes, les guerres.

Pour l’imposer et faire face aux ravages de leurs politique, à la décomposition sociale qu’elle engendre, les classes dominantes et leurs Etats n’ont pas d’autre choix que des politiques autoritaires, sécuritaires qui créent le terrain favorable aux forces de plus en plus réactionnaires alors que les partis à leur service se sont discrédités. Dans la décennie qui a suivi le début de la grande récession de 2008-2009, on a vu le retour du FN-RN au 2nd tour de la présidentielle en 2017 et 2022, et être le premier parti aux européennes en 2019. Et les arrivées au pouvoir d’Orban en 2010, Trump 2017, Bolsonaro 2019, Meloni 2022, Milei 2023…

Les partis de droite qui prétendaient s’opposer à l’extrême-droite sont disponibles à gouverner et à s’allier avec elle. La présidente de la Commission européenne et leader de la droite au Parlement européen, von der Leyen, a réaffirmé cette option, en direction du groupe de Meloni, puisqu’elle est « pro-européenne, contre Poutine et favorable à l’Etat de droit ». Toutes deux ont affiché leurs objectifs communs : renforcer l’Europe forteresse, fermer les frontières, durcir la chasse aux migrants. Et aux Pays-Bas, le parti libéral allié de Macron au Parlement européen vient de signer un accord de gouvernement… avec le parti d’extrême-droite allié du RN.

Le RN poursuit sa mue en parti de gouvernement, médiatisant cette semaine sa rupture avec l’AfD allemand, trop peu fréquentable. Le Pen a eu droit fin février à sa tribune dans Les Echos. Comme l’écrivait dans Médiapart Romaric Godin : « Sa diffusion même dans un journal dirigé par l’homme le plus riche de France, Bernard Arnault, vaut bénédiction. » Elle y défend une politique contre le « mur de la dette », promettant « une stratégie nationale » mettant l’Etat au service des capitalistes nationaux, dans la continuité de la « dédiabolisation » engagée depuis 2017 pour convaincre les sommets de la finance et du patronat, pour lesquels elle a abandonné frexit et sortie de l’euro. Par contre, souverainisme, protectionnisme, guerre aux migrants, xénophobie et attaques contre les « assistés » n’ont rien de diabolique pour les classes dominantes, c’est ce qu’elles exigent.

La logique même du rapport d’exploitation capitaliste à l’œuvre

Mus par les mêmes ambitions de pouvoir et soumis au service des classes dominantes dont ils partagent les conceptions, les préjugés d’une classe parasite et minoritaire, ces partis sont prêts à diriger ensemble ce système où la guerre sociale se prolonge par la guerre sur les champs de bataille. Le durcissement des rapports d’exploitation exige un recul des libertés, des droits, une logique de militarisation de la société et de la production, les étapes d’un processus de fascisation.

Finie l’époque où les grands patrons et leurs médias soutenaient le « front républicain » pour ériger « une digue » contre le FN. L’heure est au front réactionnaire des politiciens, dirigeants des médias, couches privilégiées… de plus en plus nombreux à craindre l’avenir de leur propre système. Pour sauver leurs privilèges, ils veulent faire taire, soumettre toute contestation, la société, à leurs préjugés de classe, nationalistes, militaristes, racistes, sexistes, le règne du fric et le mépris des pauvres et des travailleurs qui tirent la société en arrière… Ils flattent les ressentiments, les frustrations, la peur du déclassement et du chaos que provoque l’essoufflement du capitalisme. Les uns distillent, les autres martèlent la haine des musulmans ou supposés l’être, et des migrants, stigmatisés comme boucs-émissaires et pourchassés avec les politiques de fermeture des frontières.

Ils se donnent les moyens idéologiques et matériels, avec le renforcement des forces de répression, de soumettre les classes populaires. Ils cherchent à les diviser, affrontent la colère et les révoltes que leur politique provoque. On l’a vu contre la jeunesse dans les banlieues, face aux Gilets jaunes, aux travailleurs en lutte, aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie.

L’impasse désarmante et faillie de la gauche

Face à ces évolutions, la gauche essaie de faire oublier qu’elle porte une lourde responsabilité dans la montée de l’extrême-droite. Glucksmann, pour le PS, prétend sans rire « incarner la résistance à cette vague d’extrême-droite en train de s’abattre sur nos nations ». Mais en plaidant pour la guerre, l’ordre et un souverainisme européen, il s’inscrit pleinement dans la défense du parasitisme des classes dominantes, qui est la cause profonde de sa montée.

De leur côté, 70 organisations, dont la LDH, Attac, CGT, FSU ont publié mi-mai une tribune « Ne choisissez pas l’extrême droite pour exprimer votre colère ». Elles en appellent « à ne pas se résigner et à une mobilisation contre les inégalités sociales et territoriales ». Signée par d’anciens ministres de Hollande, Duflot et Hamon, le texte fait disparaître la responsabilité de la gauche pour refaire le coup du rassemblement électoraliste des « démocrates, républicains et humanistes – quelle que soit leur couleur politique ». Mais partout où ces alliances « républicaines » ont gouverné, comme en Italie par exemple, elles ont préparé le terrain de l’extrême-droite.

Pour LFI, Manon Aubry se revendique aussi de « la résistance et de l’alternative » face à l’extrême-droite. Mais elle insiste tant sur son sens des responsabilités militaristes, rappelant ses votes en faveur de l’armement et de la guerre en Ukraine, qu’il ne peut y avoir de doute sur le fait que leur « souverainisme de gauche » rejoint le souverainisme de droite et ne remet nullement en cause ni l’Etat, ni « la patrie », ni les rapports d’exploitation, responsables de la montée de l’extrême-droite.

Rejetant la question de l’affrontement avec le capital, la gauche enferme les mobilisations dans l’impasse d’un antifascisme proclamatoire impuissant, masque d’une soumission à l’ordre établi et démoralisant qui laisse la place aux forces réactionnaires.

Face au danger d’un nouveau fascisme, s’attaquer aux causes, lutter pour conquérir la démocratie, le pouvoir des travailleurs

Sophie Binet, interviewée par Edwy Plenel sur Médiapart le 17 mai, explique que « face à l’extrême droite, il est minuit moins le quart » et en appelle, elle aussi, au rassemblement de ceux qui se reconnaissent dans « l’humanisme radical » du Conseil national de la résistance. Elle décrit « un basculement du capitalisme qui devient franchement autoritaire, pour qui la démocratie est un problème, ils ont besoin de faire alliance avec l’extrême droite pour pouvoir continuer à s’accaparer nos richesses ».

Oui, l’arrivée éventuelle aux affaires du RN, son intégration dans le jeu politicien voire dans une combinaison gouvernementale serait un grave recul même si elle ne représenterait pas en elle-même, immédiatement, un « nouveau fascisme » armé pour engager la guerre pour vaincre le monde du travail. Mais cette simple probabilité constitue une menace et un avertissement au sens où elle représenterait une étape vers la militarisation de la société, de la production, du monde du travail que porte en elle la faillite irréversible du capitalisme.

Combattre ce danger, c’est dès maintenant combattre la droite et l’extrême-droite, la politique du CAC 40 et de ses serviteurs, mais aussi la gauche intégrée au système qui lui pave la route. Si, pour reprendre les mots de Sophie Binet, « la démocratie est un problème » pour le capitalisme, alors c’est bien l’affrontement avec lui pour conquérir la démocratie qui est à l’ordre du jour, et pas une alliance électorale pour le gérer comme elle le propose.

Pour armer les luttes et l’unité des classes populaires face au danger, il s’agit de comprendre les mécanismes sociaux qui ont porté, dans le passé, le fascisme au pouvoir. L’histoire ne se répète pas mais ses leçons sont indispensables pour ne pas subir à nouveau la politique des classes réactionnaires. Trotsky expliquait en 1935 : « La bourgeoisie a conduit sa société à la faillite. Elle n'est capable d'assurer au peuple ni le pain ni la paix. C'est précisément pourquoi elle ne peut plus désormais supporter l'ordre démocratique. Elle est contrainte d'écraser les ouvriers par la violence physique. Or il est impossible de venir à bout du mécontentement des ouvriers et des paysans au moyen de la seule police ; il est trop souvent impossible de faire marcher l'armée contre le peuple, car elle commence à se décomposer et cela se termine par le passage d'une grande partie des soldats du côté du peuple. C'est pour ces raisons que le grand capital est contraint de constituer des bandes armées spécialisées, dressées à la lutte contre les ouvriers, comme certaines races de chiens contre le gibier. La signification historique du fascisme est qu'il doit écraser la classe ouvrière, détruire ses organisations, étouffer la liberté politique, et cela précisément au moment où les capitalistes sont incapables de continuer à dominer et à diriger par l'intermédiaire du mécanisme démocratique. » (Où va la France ? 1935)

C’est cette compréhension qui est indispensable pour formuler aujourd’hui une politique en toute lucidité. Comprendre que les évolutions du capitalisme conduisent vers le moment extrême de la lutte de classe où entre le grand capital et la classe ouvrière, une classe doit vaincre l’autre. De ce fait, l’antifascisme, s’il ne veut pas se limiter à des proclamations morales impuissantes, n’a de sens que comme une lutte globale contre les causes, le système qui l’engendre.

La lutte contre l’extrême-droite et la menace d’un nouveau fascisme est une lutte sociale et politique, autour d’un programme pour gagner les masses à la défense de leurs propres intérêts contre ceux qui voudraient dévoyer leur colère. Nous avons besoin de l’unité la plus large pour nous défendre contre les agressions de l’extrême droite mais aussi de la clarté et de la fermeté politiques les plus déterminées.

Prétendre unir les classes populaires autour de leur propre programme c’est d’abord réunir le mouvement ouvrier internationaliste pour porter le programme de l’émancipation collective, la révolution pour renverser le capitalisme au profit d’une autre organisation de la production, démocratique et débarrassée de la propriété privée du capital, le socialisme, une conquête du pouvoir qui seule pourra assurer la paix et la démocratie.

Ces perspectives peuvent apporter aussi des réponses aux couches de la petite-bourgeoisie déclassées, ruinées ou en voie de l’être. Elles sont les seules réponses aux poisons réactionnaires qui gagnent une fraction des classes populaires, avec le manque d’avenir, la décomposition sociale, le désespoir.

Il n’y a aucune fatalité, les classes exploitées et opprimées peuvent faire l’histoire, tout dépend d’elles. Les évolutions du capitalisme créent les conditions d’un renouveau du mouvement ouvrier et ouvrent de nouvelles perspectives révolutionnaires. Pour aboutir, les luttes collectives ont besoin d’un programme fondé sur la conscience que les combats engagés conduisent à un affrontement avec l’Etat, à la contestation du pouvoir pour prendre en main la marche de la société.

François Minvielle

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